L’éthique de la censure tauromachique
Les amateurs passionnés et organisateurs du spectacle sanglant de la corrida, où le taureau est supplicié et mis à mort (spectacle gratuit pour les enfants), usent à nouveau, en période de festiv’étés, du processus dont ils sont familiers, celui du retournement des valeurs. J’évoque ici le respect de la vie et la dignité de l’homme, animal supérieur doué de conscience et donc censé protéger plus faible que soi.
Rangés derrière l’argument de poids de la tradition, ils en oublient de s’interroger (en leur âme et conscience) sur leur goût intempestif pour un combat voulu par l’homme et non par la bête. Une lutte préparée en équipe avec des règles de torture bien orchestrées, où la souffrance du taureau est déniée, où les jeux de cape (et d’épée) trompent ses instincts et le conduisent irrémédiablement vers une mort douloureuse et souvent lente, accompagnée du brouhaha des humains supérieurs.
Des peintres ont immortalisé ces combats, représenté le taureau tourmenté, glorifié la fête et la victoire de l’homme sur l’animal. Postures de matadors en habit de lumière infligeant l’ultime blessure, portraits de cavaliers aussi arrogants qu’inconscients, déploiement de la muleta, dissimulent la réalité de la cruauté extraordinaire de la corrida en l’élevant au rang d’un art.
Avant de poser son pinceau, un artiste peintre de l’Hérault a osé écrire au-dessus de son taureau ensanglanté, en lettres rouge sang, un mot, un seul : « Pourquoi ? »
Cette question dérangea si fort la mairie de Valras-Plage, organisatrice de l’exposition du douzième concours tauromachique, que le tableau « propagandiste » du peintre Thierry Hély1, « animateur » d’une « organisation liberticide », fut censuré et donc interdit d’exposition.
Le blog « LO Taure Roge » de Béziers nous offre un bel exemple du retournement des valeurs. Le protecteur défenseur du taureau de corrida devient un provocateur propagandiste, décrit comme « anticorrida notoire (c’est son droit, dans les limites de la Loi) ». L’auteur du blog ignore sans doute que lorsque la loi est indigne la protestation s’impose. Le blog déclare encore que Thierry Hély a fait du tableau « son arme de combat », s’en servant pour « l’illustration d’articles et de sites anti-taurin2, couverture de livre3, banderole ». Il tente ainsi de « manipuler l’opinion publique en faveur de ses thèses liberticides dans une région où la tauromachie… est enracinée. »
N’est-ce pas plutôt le respect du vivant, l’indignation contre les atteintes portées à l’autre (humain ou animal) qui justifient l’engagement du contestataire abolitionniste de la corrida, de l’artiste ou de l’écrivain ? Or, devenus maîtres en retournement de situation, les aficionados, au sens de l’éthique quelque peu perverti ou absent, défendent leur goût traditionnel pour la cruauté en inversant et en falsifiant l’image et les valeurs des protestataires.
« Quant à moi », ai-je écrit dans mon livre à belle couverture de taureau ensanglanté demandant : « Pourquoi ? », « je me sens forte de la conviction que l’indignité de l’homme c’est de se rendre encore, au xxie siècle, aux jeux du cirque pour y voir mourir des taureaux suppliciés. »
En pays taurin, il est interdit d’exprimer sa révolte contre la torture subie par le taureau dans l’arène et contre les invitations gratuites aux enfants afin de permettre à la tradition de perdurer.
Pendant que la censure de Valras-Plage décrète que le peintre devrait refaire son tableau (en oubliant son « Pourquoi ? »), à des centaines de kilomètres, Geneviève Darrieussecq, maire de Mont-de-Marsan, honore l’exposition tauromachique de sa ville. L’espace Toréart accueille pourtant deux dessins obscènes et dégradants pour l’image de la femme qui sont l’œuvre du peintre de renom Jean-Paul Chambas. Dans cette galerie, même les enfants peuvent découvrir un tableau représentant un taureau qui semble renifler le sexe d’une femme, cuisses écartées. Un autre donne à voir une femme cuisses ouvertes avec un taureau que l’on voit de face, au-dessus d’elle.
Ces images me rappellent une torture prisée des Romains qui entravaient dans la même position les chrétiennes dans l’arène afin de les livrer au taureau. Les femmes de Jean-Paul Chambas paraissent consentantes et seul leur sexe est mis en évidence, sans doute pour mieux faire ressortir la puissance dominatrice et la virilité symbolisées par le taureau, émanations de l’inconscient du peintre.
L’éthique de la censure tauromachique se nourrit du supplice et de la mise à mort du taureau, se retranchant derrière la loi qui autorise au nom d’une tradition ce qui, ailleurs, serait condamné. Elle stigmatise la tentative d’un artiste d’éveiller les consciences à la souffrance de l’animal en interdisant l’exposition de son pastel, tout en s’émerveillant ailleurs de la représentation de la puissance virile sur la femme en exposant son sexe dominé par un taureau. Gustave Courbet doit se marrer avec son origine du monde !
Isabelle Nail
Auteure de Ni art ni culture
1. Président de la FLAC, Fédération des luttes pour l’abolition des corridas.
2. Anticorrida.
3. Ni art ni culture, Isabelle Nail, éditions Astobelarra, 2014.
Jeudi 21, vendredi 22 et samedi 23 août, journées d’été d’EELV, stand EELV Aquitaine sur le site de l’Université Bordeaux 3. Isabelle Nail y sera présente, avec la FLAC, les trois jours. Vous pourrez y acheter son livre et le faire dédicacer. Et la saluer amicalement de ma part !