Bouffer du lion / par Marie Darrieussecq, écrivaine

Bouffer du lion / par Marie Darrieussecq, écrivaine

Il reste 23 000 lions sur la planète Terre. On arrive à ce niveau de rareté où on peut compter les lions dans la savane comme les cheveux sur la tête d’un chauve. 

C’est bête mais quand les lions disparaîtront (ou montrés comme des bibelots dans les zoos) une part de nous disparaîtra. Ça commence tôt, notre histoire avec les lions. Vers – 33 000, des gens ont peint des lions sur les parois de la grotte Chauvet. Il y avait à l’époque beaucoup plus de bêtes que d’humains. Je ne dis pas que c’était mieux. De nos jours le risque est minime de se faire boulotter par un animal. On se considère rarement, au quotidien, comme une proie comestible. Il fallait être tordu comme un Romain pour donner à manger des Chrétiens à des lions, et en public. Les Grecs, eux, sculptaient des lions tout le temps. À Mycènes, à Délos. Et le lion de Némée, tué par Héraclès, n’était pas qu’une légende : il y avait des lions en Grèce, peut-être encore à l’époque d’Aristote. Qu’il y ait eu des lions (et des rhinocéros) en Dordogne à la Préhistoire, ça semble aussi vieux qu’un mammouth : c’est un autre climat, un autre temps. Mais des lions en Grèce, des lions contemporains de Platon, pendant que la Grèce s’inventait et inventait ce quelque chose qui nous ferait, nous, Européens — c’est étrange. Les lions grecs étaient des lions de l’Atlas, une espèce qui vivait surtout dans le Maghreb. Ils ont été chassés jusqu’au dernier. Leur cousin le lion asiatique vivait de la Syrie à l’Inde en passant par l’Irak et l’Iran. La planète a beaucoup changé.

Quatre lions semblables à ceux de Délos, volés à la Grèce par les Vénitiens, ornent l’entrée de l’Arsenal de Venise ; et saint Marc, patron de la ville, est symbolisé par un lion. Au Moyen Âge les lions peuplaient l’imaginaire européen. Ça frappe Zola quand il lit La Légende Dorée : « Que de belles histoires sur les lions ! Le lion serviable qui creuse la fosse de Marie l’Égyptienne ; le lion flamboyant  qui garde la porte  des vilaines maisons, lorsque les proconsuls y font conduire les vierges ; et encore le lion de Jérôme, à qui l’on a confié un âne, qui le laisse voler, puis qui le ramène. » Louis XIV voulait des motifs de lions à Versailles. Têtes et pattes de lion dorées ont décoré les meubles au long du XVIIIe. Au XIXe, encore des lions : peints, sculptés, ils ornent les villes françaises, à commencer par Belfort, comme si les jardins publics étaient leur biotope. Dans À la recherche du temps perdu les beaux gosses à la mode sont appelés « les jeunes lions ». Et ça rugit toujours aujourd’hui sous mille formes, de la Metro Goldwyn Mayer au football : les Lions du Cameroun, les Lions de Détroit (en football américain)… Sans parler des Lions Clubs, principaux concurrents des Rotary Clubs, où le lionisme (je lis sur Wikipédia) devient « une manière d’être et de se comporter généreusement, une ouverture d’esprit au bénéfice de l’homme ».

En attendant on bouffe du lion : surtout en poudre. Les os et le pénis de lion stimuleraient, en médecine dite traditionnelle, la virilité défaillante. Dans les années 1960, il y avait encore 100000 lions. Aujourd’hui le lion semble totalement éteint en Angola, au Tchad et au Soudan. En Afrique de l’Ouest le lion est quasiment mort ce soir. En Afrique de l’Est il sera mort demain car les conflits de territoire avec l’homme augmentent en flèche. Conservation Force est un lobby de chasseurs américain qui prétend préserver les animaux sauvages en tuant les uns pour sauver les autres : 4900 dollars en Tanzanie pour le droit de tuer un lion (15 000 dollars pour un éléphant), sur un quota de 315 lions par an (et 100 éléphants). L’argent irait à la lutte antibraconnage… C’est ainsi que la tête empaillée d’un lion mâle orne coquettement le salon, en Louisiane, de Monsieur John Jackson III, président de Conservation Force. Le Kenya a choisi de faire payer plutôt des safaris photos. Dans les deux cas, il y a cette idée que désormais les animaux, comme les humains, doivent gagner leur vie.

Il y a quelque chose dans le lion auquel l’humain (le mâle de l’humain) s’identifie en toute modestie. Une vie fascinante — vingt-trois heures de sommeil par jour une fois nourri. « La part du lion », dévorer tout son saoul la proie chassée par les femelles, puis leur laisser la carcasse, à elles et aux petits. Les bouffer, les petits, si on n’a pas envie de devenir vieux, et se garder toutes les femelles. Rugir. Secouer sa crinière. Le roi, c’est moi. Quand tous les lions auront disparu, l’identification phallique va se reporter sur quoi ? Le cachalot ? Le tigre ? Le wombat ? En tout cas, sur un souvenir.

lion d'Asie 2

Photos : merci à Marc Giraud, vice-président de l’ASPAS, Association pour la protection des animaux sauvages (LL).