Notre-Dame des Cons/ Par Bernard Maris
Priez pour nous. Ça se passe le 15 août 2014, Sainte Marie, mère de Dieu, à Dax. Il s’agit d’une corrida. Dépêche AFP :
« Daniel Luque a confirmé à Dax sa grande journée du dimanche précédent à Bayonne. Élégant avec la cape, il a dessiné au brave cinquième une faena pleine de chic, liée de bout en bout, dépourvue de temps morts et parsemée de gestes du meilleur goût. Face à son premier, noble mais éteint, le torero a mieux commencé qu’il n’a terminé. »
Élégance : chic, classe, distinction ; élégant : qui a de la pureté, de la grâce ; un style élégant. Le torero, faisant tournoyer une masse de chair ensanglantée, pissant le sang par les naseaux, le dos, les oreilles, est-il « élégant » ? Il est élégant comme une merde sanguinolente.
Brave : il s’agit du taureau, vous l’avez bien compris, qui n’est pas lâche, manso, faible, couard. « Brave » est une catégorie humaine. Un animal n’est ni brave ni lâche. Un animal réagit plus ou moins fermement à la douleur affreuse qu’on lui apporte. Un homme sous la torture peut être « brave ». Pas un taureau. Torturer un animal est la chose la plus lâche, la plus veule, la plus odieuse qui soit. Torturer un homme n’est pas très brillant. Torturer un animal est torturer un innocent.
Pleine de chic… Oh, chérie, vîtes-vous le chic de ces gros bouillons sortant du dos et du mufle noirs de la bête lors de la très chic estocade ? Perçûtes-vous le chic de ces mugissements de peur et de douleur ? C’était du dernier chic, n’est-ce pas, de voir cette affreuse bête rouge et noire évitée puis saignée par le clown sautillant ? J’aimerais voir la gueule « pleine de chic » du pauvre type qui a commis cette phrase… Je suis sûr qu’elle est élégamment maquillée de sang et de pisse de taureau, qu’elle pue et que ses dents sont pourries jusqu’à l’os.
Rien n’est beau comme une flaque de sang dans le sable.
Meilleur goût : comme il doit être agréable de converser avec l’auteur de cette dépêche AFP ! L’homme doit être cultivé. Montherlant, Leiris, Hemingway veillent sur lui, et les vins qu’il consomme sont doux à son palais, arrosant la viande qui pourrit suavement dans ses tripes ! La sueur ni l’odeur n’habitent son corps, ses costumes sont impeccablement taillés, une pochette les orne, et une bague montée d’une améthyste est à sa main, agitant un mouchoir blanc, réclamant une oreille, tandis que l’autre gratte une vérole ou un eczéma mal placé dans un caleçon qui empeste la fange.
Noble : noblesse est bien le mot qu’on peut associer à l’âme de ce laquais, de ce serviteur des basses œuvres, de ce rat, de ce voyeur sadique bandant à la souffrance, de ce crétin embrumé de vinasse, qui pense que vociférer avec une foule qui réclame la mort « noire comme un taureau », en pétant tout son soûl après un repas trop lourd, est une façon de satisfaire à la tradition. La tradition boudin et sang. Soulage-toi, ducon, lâche tes nobles gaz.
Cette dépêche AFP est excrémentielle. Issue d’une latrine, elle empeste jusqu’au ciel bleu indifférent à tout, à la torture, aux hommes et à leur bêtise. Mais elle pose une grande question. C’est la suivante : l’humanité progresse-t-elle ? L’homme devient-il moins mauvais ? Ou est-il condamné jusqu’à la fin des temps à se rouler dans la merde et le sang en poussant des cris de joie et à jouir de la souffrance ? Vous direz : oui, l’homme progresse, autrefois on lui montrait des gladiateurs s’étripant et glougloutant de leur sang, aujourd’hui on se contente de taureaux. Non. C’est pire. L’homme étripé se vidant dans une flaque de sang existe : il est en Irak, quelque part, saigné par un djihadiste. Il est dans la bande de Gaza, il est dans ce 4×4 pulvérisé par une lointaine bombe lancée par un programme informatique, dans ces femmes éventrées, dans ces crucifiés, dans ce jeune Noir tiré comme un lapin par un policier sadique. Rassurez-vous, l’homme sanglant est toujours là. Faire souffrir une bête innocente est bien une régression. C’est atteindre à la nature et à la beauté. C’est comme brûler une forêt pour le plaisir, détruire la statue d’un temple, brûler une œuvre d’art. C’est proprement barbare. Égorger son prochain est tellement humain, tellement normal ! Quelle platitude ! Quelle banalité dans les crimes ! Les télés en regorgent. Faire souffrir un animal relève de la bassesse, de l’animalité — pour emprunter un mot aux animaux, qui, eux, n’ont jamais de comportement « bestial ».
Au-delà du spectacle des avinés qui contemplent d’un œil morne le sang gicler sous le soleil, il y a l’immonde bêtise du commentateur, du « poète » qui prend sa lyre devant les éventrés. Taisez-vous, pauvres imbéciles, contentez-vous de votre petit orgasme, bien assis sur vos hémorroïdes pendant qu’un type chamarré risque un peu sa vie. N’ajoutez pas à votre laideur celle des mots qui sortent de vos bouches comme des morceaux de charogne. Laissez la noblesse, le goût et le chic à ceux qui en ont un peu, allez gratter votre prurit ailleurs.
Paru dans Charlie Hebdo n° 1157 (20 août 2014)
Sur ce site avec l’amicale autorisation de son auteur et un grand merci de son « laping de Garenne »!
Photo : Jérôme Lescure, Minotaure Films