La corrida en Europe : ça sent le sapin…
Historique ! Mercredi 28 octobre 2015, j’apprends par Pascal Durand, depuis le Parlement européen, que le groupe des eurodéputés Verts/ALE (Alliance libre européenne) a présenté un amendement, voté à 64 %, « visant à ne plus subventionner, via les paiements directs de la PAC (Politique agricole commune), les surfaces utilisées pour l’élevage de taureaux destinés à la tauromachie ». Les Verts y accomplissent, depuis plusieurs années, un travail extraordinaire, réservant à la protection animale une place légitime. Les associations et leurs militants, qui luttent pour l’abolition de la corrida, cette anomalie de notre XXIe siècle, font aussi bien avancer cette cause — et je pense tout particulièrement au CRAC Europe pour la protection de l’enfance. Entretien avec son vice-président, Roger Lahana, auteur de Corrida la honte (sur lequel veille, ci-dessus, le chat Garfield, merci à lui!).
Comment se sont répartis les votes ?
Une chose saute aux yeux, c’est qu’il s’est agi de choix plus hétérogènes qu’il n’y paraît. On peut voir trois grands courants. Le premier est celui des écologistes et de leurs alliés de l’Intergroupe pour le bien-être animal. Pour eux, le vote est avant tout éthique et rationnel : la protection animale fait partie intégrante des fondamentaux de l’écologie. La suppression de toute aide à la corrida est une évidence. Ils ont voté en ce sens à la quasi-unanimité.
Le deuxième est celui formé par les groupes FNE (extrême droite), CRE (droite nationaliste) et ELDD (eurosceptiques). Pour eux, l’idée même que les 28 États membres puissent subventionner juste un petit nombre d’entre eux est une hérésie. Les élevages de taureaux destinés aux corridas ne concernent que le Portugal, l’Espagne et la France. Allez expliquer à un nationaliste anglais, danois ou hongrois qu’une partie de ses impôts va aller financer ça par centaines de millions d’euros ! Le cas des élus du FN français est symptomatique : la moitié a voté pour, l’autre contre, illustration frappante de la schizophrénie nationaliste entre « aidons nos éleveurs français » et « supprimons toute aide aux traditions non françaises ».
Le troisième courant est celui des grands partis classiques de droite, centre et gauche (PPE, ALDE, S&D). Ce sont eux qui pèsent le plus, puisqu’ils totalisent les deux tiers des sièges. Pour eux, ce qui prime, c’est l’économie. La droite est par essence conservatrice, elle reste majoritairement pour l’aide à la tauromachie, elle l’a toujours été, que ce soit par traditionalisme ou par conviction. La gauche est sous pression, elle a voté largement pour la fin de cette aide en 2015 alors qu’elle était pour son maintien en 2014. On est en crise, donc on supprime les subventions qui ne contribuent en rien à l’économie du pays. La corrida est déficitaire partout ? Exit la corrida. Pas pour les taureaux, pour l’argent. On peut y voir un effet objectif du militantisme pour la cause animale, qui a permis une prise de conscience sans précédent du grand public depuis deux à trois ans. La médiatisation croissante des actions anticorrida, sur le terrain pour accélérer sa désaffection ou auprès des parlementaires pour faire changer la loi, a certainement joué : les votes sur les subventions à la tauromachie ont toujours progressé dans la même direction depuis des années. La corrida n’est plus un lieu où les notables aiment se montrer, ni un spectacle que l’on se vante d’aimer en dehors de petits cercles de convaincus. Ses fraudes fiscales, ses tricheries, ses déficits, son horreur sont devenus notoires. Aucun élu sensé ne peut ignorer son rejet massif.
Quelle a été la réaction des aficionados lorsque le résultat de ce vote a été connu ?
Une avalanche de réactions de déni des aficionados est tombée dans les heures qui ont suivi. Il s’agit là d’une attitude courante chez eux. Ils avaient réagi de même à l’annonce du retrait de la corrida au patrimoine culturel immatériel, de même qu’ils ont toujours nié que le lynchage de Rodilhan ait été violent ou, déni suprême, que les taureaux souffrent pendant leur supplice. Un amendement qui supprime les subventions à la tauromachie ? Mais non, les eurodéputés n’ont rien compris.
Certains sites taurins ont annoncé et répété — les vertus de la méthode Coué — que, « selon certaines sources » (lesquelles ? mystère), l’amendement ne serait pas légal ou qu’il n’aurait aucune valeur. L’eurodéputé aficionado Franck Proust va plus loin : « La PAC ne finance pas la tauromachie. » Il doit donc être serein : si ces subventions n’existent pas, elles n’ont pas pu être rejetées par 64 % des votants, incompétents au point de vouloir mettre fin à quelque chose qui n’existe pas.
On peut se demander comment il est possible que 687 votants n’aient rien vu venir (lui y compris, puisqu’il a voté contre). Pour qu’un amendement arrive jusqu’au vote devant la totalité des eurodéputés, il faut qu’il ait au préalable été adopté en commission, puis validé comme conforme juridiquement, avant d’être soumis au vote en séance plénière. Et personne dans cette chaîne de décision n’aurait vu que l’amendement était illégal ?
Un son de cloche analogue a été lancé par le magazine taurin espagnol ABC, repris par le non moins aficionado Sud-Ouest en France : deux jours après le vote, il faisait savoir que le vote était déjà rejeté par la Commission européenne. En réalité, le prétendu « rejet » est une réponse faite par un membre procorrida de la Commission à une union d’éleveurs de taureaux destinés aux arènes, que cette dernière a rendue publique. Cette réponse n’a aucune valeur juridique, en ce qu’elle ignore purement et simplement le parcours très encadré du budget de la PAC.
Que peut-on attendre ?
Tout commence par l’approbation ou le rejet en commission des divers amendements proposés (c’est fait), puis le vote par tous les eurodéputés des amendements retenus (c’est fait, 64 % sont pour l’amendement demandant la fin des subventions à la tauromachie), puis la présentation du budget assorti de ses multiples amendements au Conseil des ministres européens (ce qui sera le cas d’ici à quelques semaines). Le Conseil peut alors approuver ou rejeter certains amendements et l’ensemble est soumis à nouveau au vote de tous les eurodéputés. En cas de désaccord entre le Parlement et le Conseil, une commission de conciliation se réunit pour parvenir à une décision finale. C’est seulement à ce stade ultime qu’il pourra y avoir rejet ou maintien des subventions à la tauromachie. Toute rumeur ou prétendue information qui circulera avant cette étape-là doit être considérée comme nulle et non avenue, de la simple propagande qui reflète bien dans quel état sont les aficionados depuis le vote : ils paniquent. Une majorité qualifiée doit être obtenue au Conseil et au Parlement pour que l’amendement devienne applicable.
De toute évidence, les groupes de pression taurins se sont déjà agités pour tout faire capoter. Mais les auteurs de l’amendement, vainqueurs du scrutin, sont également en action pour que la démocratie qui s’est exprimée lors du vote soit suivie d’effet. Nous saurons bientôt si c’est bien elle qui triomphe.
Propos recueillis par Luce Lapin
Figures (exposées et commentées par R. Lahana) :
Distribution des votes en nombre de voix et en pourcentages au sein de chaque groupe (2014 et 2015).
Remarque : le groupe ENF (European National Front) n’existait pas en 2014, il a été créé en juin 2015. Les voix des eurodéputés FN en 2014 sont donc comptabilisées dans les non inscrits (NI).