Monsieur Moche et l’Irlandais / par Robert McLiam Wilson, écrivain
C’était bientôt Noël. J’envisageais d’arrêter le massacre. Ou, au minimum, de ralentir un petit peu.
C’est que, cette année-là, j’étais tombé monstrueusement amoureux.
Je l’appelais Monsieur Moche. Un chat persan de compétition avec la tête en forme de cul de cochon. Quand je l’ai rencontré, il était malade, sous-alimenté et squattait la gouttière d’un deuxième étage. Alors je l’ai nourri, je lui ai apporté les soins médicaux nécessaires et je l’ai pris avec moi pendant trois mois, le temps qu’il se requinque.
C’était trois mois hyper-busy, j’aurais vraiment pu me passer de ce fardeau puant et infesté de puces. La première nuit, je me suis couché en maudissant ma propre bêtise. Avant même que ma tête atteigne l’oreiller, M. Moche avait sauté sur le lit et s’était étalé sur le dos, tout près de mon visage, les pattes arrière largement écartées en signe manifeste d’invitation. À l’évidence, c’était l’heure de lui gratouiller le ventre. Quarante-cinq secondes plus tard, j’étais perdu.
Très vite, Mochey a décidé que c’était un bon plan : nourriture, eau, friandises. Toilette et jeux réguliers, explosions de scandaleuse violence à volonté, et un zest d’action homo-érotique façon grattage-du-bidon chaque soir. J’ai compris qu’il me faisait confiance. Sans conditions. Je n’étais pas prêt à la taille du gouffre que cette histoire a ouvert dans mon cœur. Je ne sais pas trop comment exprimer la chose. C’était un truc. Juste un putain de sacré truc.
Étrangement, l’amour et la colère se sont épanouis simultanément. C’était un chat de race. Ce qui équivaut à un sérieux désavantage génétique. Un poil long, stupide et impossible, indémêlable au point d’irriter sa peau, un souffle au cœur typique, une respiration et une alimentation difficiles parce que sa tête est toute petite. Mais ce sont ses yeux qui m’ont mis en rage. Sa morphologie faciale empêchait sa conduite lacrymale de fonctionner. Ses yeux pleuraient en permanence.
Chaque fois que j’essuyais les taches rougeâtres qu’il laissait au sol, mon cœur bondissait de haine à l’égard des générations d’humains qui s’étaient ingéniés à élever ses ancêtres avec tant de soin pour produire cet animal incapable de cligner les yeux. Ça me donnait envie de me pointer dans une animalerie de luxe avec une batte de baseball pour remettre à l’heure un petit bout d’humanité. J’ai commencé à avoir des douleurs à la poitrine.
Il y avait autre chose. J’ai compris que M. Moche était doué d’une grande, d’une remarquable dignité. Et que nous n’en avons aucune. Quelle bande d’extraordinaires connards nous faisons quand il s’agit des animaux. Ceux-ci nous les trouvons trop mignons, mais ces autres, nous les tuons et les mangeons par dizaines de millions. Avec nous, c’est les câlins ou l’abattoir, choix dicté par une sentimentalité irréfléchie.
Sa Mocheté m’a appris des choses. Qu’être affreux peut être marrant. Que je suis beaucoup plus gay que je ne le pensais. Mais il a surtout sacrément approfondi mon respect pour la vie. Il était indubitablement, enviablement vivant. Il en bavait mais il ne se plaignait pas (clairement il se considérait comme un prolo). Il se gavait tant que ça durait. Il a pris du poids, sa peau s’est apaisée, l’état de ses yeux s’est amélioré.
En moins d’un mois, cet enfoiré se croyait tout permis. Je ne pouvais m’empêcher d’être admiratif. Je ne pouvais m’empêcher de respecter son droit et son désir de vivre.
Et c’est ainsi que j’ai arrêté d’ignorer la vérité trop longtemps ignorée sur ce que je mange, ce que ça implique et comment ça m’engage. La sinistre morticulture de notre carnivorisme. Les mille Auschwitz quotidiens. La récolte industrielle de vie, jusqu’à extinction de celle-ci.
Et voilà qu’arrivait Noël. Le génocide festif. Combien allaient mourir ? C’est assez littéralement incalculable. Et tout ça pour que nous puissions nous gaver de nourriture dont nous n’avons pas vraiment envie tout en détestant cordialement nos familles.
Je ne vais pas vous barber avec des arguments contre la cruauté faite aux animaux que vous avez entendus (et ignorés) cent fois. Ils sont faciles à ignorer. Je suis moi-même un carnivore débridé. Autant passer mon tour sur ce manège d’hypocrisie et de pensée magique.
Un matin, je me suis retrouvé à prendre un petit déjeuner exclusivement constitué de poulet, parce que sinon la viande se serait retrouvée à la poubelle. Je ne pouvais pas supporter l’idée que cette bestiole avait perdu la vie pour se retrouver à la poubelle. De qui je me foutais ? Quel genre de logique ou de moralité était à l’œuvre ? La créature était-elle moins morte pour autant ?
Mais c’est l’effet qu’a sur nous l’industrialisation de la mort ; nous nous retirons de l’acte, rendu abstrait. L’emballage plastique, les dates limites de consommation, l’hygiène démesurée. Ça fait de nous des idiots shootés à l’euphémisme. Des enfants délicats mais meurtriers. Et c’est pour ça que les vrais paysans nous méprisent.
Mais, pour moi, la question centrale, c’est qui nous choisissons de manger (ce qui rend tout immédiatement plus effroyable). Ça m’a frappé puissamment, avec une force quasi-comique. Nous mangeons presque exclusivement les gentils. Nous mangeons les amours absolus. Un déshonneur monotone. Vaches, veaux, moutons, cochons, poulets, canards, lapins, agneaux. Bon sang, les agneaux ! C’est une liste d’herbivores au cœur tendre, d’inoffensifs, de modérés. C’est un putain de dessin animé Disney.
Pas seulement ça, mais nous les avons également soigneusement et complètement domestiqués. Nous leur avons scrupuleusement inculqué docilité et confiance. Ils sont génétiquement programmés contre leurs propres intérêts, comme les ouvriers qui votent conservateurs.
Nous savons tout cela parfaitement, n’est-ce pas ? Franchement ! Nous sommes les champions de la lâcheté et de l’hypocrisie.
Je viens de Belfast. Alors mon attitude est rigoureuse, comptez-y. Si nous mangions, disons, des tigres, si nous devions les combattre et les tuer nous-mêmes, je serais archi pour. Bouffez-les à volonté, je dirais. Faites-vous plaisir. On pourrait y trouver du mérite (avec plus qu’un chouia de sélection naturelle).
Mais je déteste les tyrans. Plus que tout au monde. Foutez la paix aux poulets et aux lapins. Attaquez-vous à un bestiau de votre taille. Seul, à main nue, et voyons un peu ce qu’il se passe. Voilà qui mettrait un peu de sel dans le ragoût.
Cette histoire se termine bien. Monsieur Moche vit heureux à Paris chez Sophie Pujas, journaliste et écrivaine, une gentille âme.
Un grand merci à Myriam Anderson, éditrice (Actes Sud), pour la grande qualité de sa traduction.
Photos : Bob Wilson