Dix questions à Luce Lapin
Précisions!
Je suis devenue végétarienne en 2005, mais j’ai — et c’est heureux ! —, par cohérence et dans une pure logique, très vite évolué vers le végétalisme. Je ne l’ai pas évoqué en 2010, car l’entretien de l’AVF portait sur le végétarisme. Je suis à ce jour « presque » vegan, vu que personne ne l’est jamais complètement, malgré toute la bonne volonté que l’on peut mettre. Je préfère donc ne pas « me vanter » de l’être, c’est plus honnête.
Mais place à l’interview! Et un grand merci à Alice Rallier, qui en a eu l’idée et l’a réalisée en août 2010.
Luce Lapin est un OVNI dans le monde médiatique. L’auteure des « Puces » de l’hebdomadaire Charlie Hebdo est non seulement une végétarienne convaincue, mais elle est aussi la seule journaliste de la presse nationale à relayer systématiquement les campagnes des associations de défense animale et, encore plus étonnant, à promouvoir ouvertement le végétarisme. Du jamais vu ! Dix questions à une journaliste et militante hors du commun.
Luce Lapin… C’est très joli, mais est-ce ton vrai nom ?
Le chien Maurice et le chat Patapon, créés par le dessinateur Charb, identifient ainsi mon terrier à Charlie Hebdo : « Espace Luce Lapin ». Alors bien sûr que c’est mon nom !
Comment as-tu commencé à aimer et à défendre les animaux ?
J’ai un souvenir de moi très précis (oui, j’ai une mémoire d’éléphante…), en vacances à Bormes-les-Mimosas. Je devais avoir 5-6 ans, j’étais couchée par terre entre deux chiens de chasse français, le père et le fils (je me souviens bien de ce détail), que je tenais chacun serré contre moi et que j’entourais de mes bras. Leur propriétaire m’a longtemps envoyé de leurs nouvelles, il « écrivait » à leur place et signait de l’empreinte de leur patte. En y repensant, j’espère qu’il n’était pas chasseur… Quant à « défendre », je ne sais pas trop quand cela a démarré : j’ai commencé par nourrir, promener, caresser, bien sûr, le début est sûrement là…
Comment es-tu devenue végétarienne ? Cela a-t-il été difficile ?
Je le suis devenue du jour au lendemain (au sens propre !), et cela fut très facile, parce que je savais exactement pourquoi et surtout car c’était le moment. Une rencontre a été l’élément déclencheur. Mais c’est le cheminement qui a été long. Pour être honnête, et à ma grande… honte, je n’ai pas été précoce — pas « surdouée », malheureusement —, puisque ça fait juste un peu plus de cinq ans que j’ai mis mon corps en conformité avec mes convictions et avec mon empathie pour les animaux. Je tournais autour, empêtrée dans mes paradoxes, confortée par de faux prétextes. À quoi bon, qu’est-ce que ça apporterait, tout en étant consciente que ce n’était pas avec de tels arguments pour le moins hypocrites que les mentalités évolueraient et que la façon de considérer le mode d’alimentation carnivore comme seule réponse à une alimentation équilibrée pourrait changer le cruel sort des animaux voués à la consommation. Mais pour commencer, il suffisait que je commence par appliquer à moi-même tous ces « beaux principes », tout simplement…
Es-tu végétarienne pour les animaux, la planète, le tiers-monde, la santé, ou pour tout à la fois ?
Au départ, uniquement et sincèrement pour les animaux, sans aucun doute. Il se trouve que ce « tout à la fois » est indissociable, ce qui est logique. Car comment nier l’indéniable ? La production de la viande est une aberration. Elle est responsable de 18 % des émissions annuelles de gaz à effet de serre, de la déforestation, de la faim dans le monde, de la pollution, avec des effets sur la santé humaine. Et de la souffrance animale, ça va avec. L’élevage occupe 70 % des surfaces agricoles. Convaincus, on se doit d’être convaincants… Je rappelle régulièrement ces chiffres à mes lecteurs : plus de 3 millions de mammifères et d’oiseaux sont abattus chaque jour en France, 1,111 milliard par an, rien que dans nos abattoirs… Et 144 tonnes de poissons par an — n’oublions pas les poissons ! En « vraie » végétarienne (à tendance végétalienne), je n’en mange pas plus que des fruits de mer ou des crustacés.
L’abolition de la corrida semble être une priorité pour toi. Pourquoi ?
Dans les écoles taurines, on apprend à des enfants à torturer et à tuer des veaux à l’arme blanche. On y incite de jeunes, voire très jeunes (à partir de 10 ans) petits d’humains, considérés comme « faibles » de par leur âge, justement, à exercer un pouvoir de mort sur plus faibles qu’eux : des petits d’animaux. La souffrance qu’ils leur infligent ne peut en aucun cas constituer une « valeur » éducative recevable comme telle. Cette violence pèsera gravement sur les adultes qu’ils deviendront.
Pour répondre maintenant directement à ta question : l’abolition de la corrida n’est pas seulement une priorité pour moi, mais une nécessité. Quant à être également une priorité, elle l’est au même titre que n’importe quelle autre cause de défense animale, dont l’objectif est de mettre fin au calvaire perpétuel que certains humains font subir aux animaux : fourrure, chasse — chasse à courre et chasse tout court —, pêche, vivisection, gavage, cirques, etc. Et à l’épouvantable et scandaleux égorgement rituel, halal et casher, pour lequel la République française, dans notre pays pourtant laïque, permet par dérogation, malgré la séparation des Églises et de l’État en 1905, aux religions de dicter leurs lois et d’abattre des animaux sans les étourdir… Nos gouvernants, qui n’ont pas le courage politique nécessaire pour y mettre fin, sont seuls responsables. Comment est-ce possible ? Les animaux, la dernière des minorités.
Je ne peux effectivement pas m’investir partout, par manque de temps, et mon engagement dans le journal, à travers « Les Puces », est une façon plus générale de militer.
L’abolition de la torture tauromachique est un point de départ capital à la défense animale. À l’heure où, énormes victoire et progrès, prometteurs pour le futur, le Parlement de Catalogne espagnole a voté le 28 juillet 2010 la fin des corridas dans cette région d’Espagne, une proposition de loi allant dans ce sens, et qui concerne également la suppression des non moins cruels combats de coqs dans le nord de la France, a été déposée conjointement par deux députées, Geneviève Gaillard (PS) et Muriel Marland-Militello (UMP), à l’Assemblée nationale le 13 juillet dernier. Le 10 août, elle avait déjà recueilli 58 signatures. Aux lecteurs d’Alternatives Végétariennes : faites voter vos députés !
Le jour où cette barbarie d’un autre temps sera abolie en France. Le jour où ériger la torture et la mort d’un herbivore à l’arme blanche en un « spectacle » payant sera purement et simplement INTERDIT par l’abrogation de l’alinéa 7 de l’article 521.1 du Code pénal qui tolère que des sévices graves soient infligés à des animaux sous couvert de « tradition locale » : la corrida dans une petite partie sud de la France et les combats de coqs dans le Nord. Le jour où les contrevenants redeviendront de vulgaires voyous, comme ils le sont dans toute autre partie du territoire, et seront punis d’une peine de prison de 2 ans et d’une amende de 30 000 euros, ce jour-là sera une grande avancée pour la cause animale en général et pour l’humanité tout entière en particulier.
Quels sont tes souvenirs liés à la cause animale les plus marquants ?
Vers mes 9-10 ans, nous avons eu une maison de campagne à Brunoy, en Seine-et-Marne. J’y promenais tous les chiens du quartier, ils m’attendaient et reconnaissaient, me disaient leurs maîtres — qui m’aimaient bien, tu vas comprendre pourquoi c’était important —, même le bruit de la voiture quand nous arrivions. C’étaient des chiens « de garde » — bergers allemands pour la plupart, ou croisés, un briard, et même un cocker —, attachés toute l’année à un tonneau rouillé, leur seul abri, nourris avec du pain trempé dans de l’eau auquel étaient ajoutés les restes de la famille, du gras de viande principalement. Leur point commun : ils étaient tous régulièrement battus.
Il fallait que je démarre en courant, sinon j’aurais lâché la laisse, tellement ils tiraient dessus, impatients de se dégourdir… Certains n’avaient même pas de collier, mais une grosse chaîne attachée directement autour du coup, à ceux-là j’en avais acheté un avec une grande laisse, j’avais peu d’agent de poche, mais j’en piquais dans le porte-monnaie de la marâtre (bon, tu dis rien). Et du vermifuge aussi, je savais déjà tout cela… Un de mes souvenirs les plus touchants, c’est Dick, un berger allemand, grand, magnifique. Il était privilégié, c’était le moins malheureux, il était détaché le soir et dormait dans la cave. Nos maisons étaient mitoyennes, et au début de notre arrivée il se jetait contre le grillage séparant nos deux jardins en aboyant furieusement. Au bout de très peu de temps, non seulement j’entrais, par un trou dans le grillage, mais j’entrais de nuit, en l’appelant, je savais d’instinct qu’il fallait lui parler. Je lui apportais de bonnes choses à manger. Quand il fut vieux et devenu sourd, il ne m’entendait plus, alors j’allais le retrouver dans sa cave, il y reposait — quand même — sur une couverture. Je me souviens du jour où l’y ai cherché. Le vieux Dick n’était plus là. Il est enterré dans le jardin, m’a dit son alcoolo de « maître ».
À côté vivait dans une cabane, au fond du jardin, une vieille dame, obèse et impotente, qui marchait avec une canne. J’allais souvent la voir, on s’aimait beaucoup, je lui apportais de la nourriture ainsi qu’à Moustique, sa chatte. Je ne connaissais pas son nom, je l’appelais Grand-mère, elle m’avait trouvé le petit nom de Lucie. Je ne l’ai jamais vue faire (heureusement…), mais elle me racontait tristement qu’elle était obligée de tuer les petits de Moustique à coups de canne. Sa fille vivait à l’autre bout du terrain, dans un beau pavillon. Elle ne venait jamais la voir.
Comment s’est construit l’engagement de Charlie Hebdo en faveur de la cause animale ? Pourrais-tu avoir une telle liberté d’expression dans un journal autre que Charlie Hebdo ?
L’engagement ne s’est pas construit, c’est venu tout seul lors de la création du journal par Cavanna, qui éprouvait depuis toujours une grande sensibilité envers les animaux, avec des précurseurs comme Cabu, Gébé, Fournier, Reiser, Wolinski, etc., qui produisaient des dessins anticorrida et antichasse extraordinairement culottés pour l’époque, et où les chasseurs étaient épinglés et qualifiés ainsi en « une » : « Chasseurs, gros cons ! » Dans la nouvelle version de 1992, à laquelle je collabore depuis le début, c’est tout aussi naturellement que sont arrivés des jeunes talents, écrivains et dessinateurs, tout autant sensibilisés et motivés.
Autant de liberté ailleurs, je ne le pense sincèrement pas — il n’y a qu’à lire la presse dans son ensemble. Par rapport à la lutte contre la corrida, évidemment pas, le végétarisme, sûrement pas non plus aussi librement si les animaux en sont la seule raison et motivation, pour ce qui est du foie gras, tiens, je pense que je serais censurée, car « c’est trop bon », et la filière, le CIFOG, est très puissante… Cela ne s’est jamais posé ici, au journal, même si, je m’en doute, les sujets que je traite ne font pas toujours tous l’unanimité, et je peux le comprendre, on ne m’a jamais rien demandé d’enlever. Et même, certains (non, non, je ne balance personne !) m’ont dit que, à force de me lire, ils avaient réfléchi sur certaines choses et changé d’avis. Rendons à Charlie… !
La rubrique « Conflit de Canard » du Canard enchaîné est de plus en plus souvent consacrée aux problématiques touchant aux animaux. Te sens-tu en concurrence avec ses auteurs ?
Je râle régulièrement parce qu’on n’est pas assez. Pas de concurrence et pas de « valeur marchande » ! Et que mon confrère Le Canard en parle effectivement « de plus en plus souvent », c’est tant mieux ! On est jusqu’à présent le seul journal politique et satirique (j’en profite pour préciser que Charlie Hebdo en a d’autant plus de mérite que ce n’est pas un journal militant), de toute la presse hebdomadaire, mensuelle, etc., de gauche comme de droite, à consacrer chaque semaine (depuis mai 1993, je n’ai pas failli une seule fois !) une rubrique de pure défense animale. Je suis correctrice et secrétaire de rédaction au journal, et, en plus de la rubrique « Les Puces » (version papier, en vente en kiosques tous les mercredis… un peu de pub, quand même, en passant !), j’ai une place supplémentaire sur le site de Charlie pour « La Puce de la semaine » et les « InfosPuce ». Je n’en retire aucun bénéfice supplémentaire… sauf éventuellement moral ! Du moins quand j’ai l’impression de servir à quelque chose — il m’arrive fréquemment de douter.
Aucun(e) autre journaliste de la presse nationale n’est aussi engagé(e) que toi en faveur de la cause animale. Subis-tu des pressions ? A-t-on déjà essayé de te faire taire ou de t’acheter ?
C’est amusant, ce que tu me demandes, je dis souvent en riant que je ne suis « ni à vendre, ni à acheter »… C’est tentant de répondre oui (rire), mais non, honnêtement, personne n’a jamais essayé. Il faut dire que je ressens assez instinctivement les gens « intéressés » et que je ne suis pas d’un abord aimable dans ce cas…
Les médias traditionnels parlent de plus en plus des conséquences de la consommation de viande sur la planète, sur le tiers-monde, sur la santé et même des végétariens : de tout, sauf de l’éthique, des animaux et de leur souffrance. Pourquoi ?
Probablement parce qu’on n’ose pas encore — mais cela viendra, un long chemin a déjà été parcouru dans le bon sens — parler des animaux pour eux-mêmes, comme si c’était indécent, voire irrespectueux envers les humains, comme si cela leur enlevait quoi que ce soit, alors que c’est tout le contraire : l’humanisme et le progrès passent aussi par la considération que les peuples ont pour leurs « frères inférieurs ». Peu importe le nombre de « pattes », la compassion se doit d’être éprouvée envers tout être sensible qui ressent la soif, la faim, la peur, le froid, la chaleur… La souffrance.
Propos recueillis par Alice Rallier
pour l’AVF, Association végétarienne de France