La corrida : un délit protégé par une immunité / par Roger Lahana, écrivain
On peut discuter à l’infini sur les raisons qui font qu’on aime ou qu’on déteste la corrida. Ceux qui sont dans le premier cas vont la considérer comme un art, un spectacle culturel, une tradition à préserver, niant tout ce qui pourrait ternir la haute image qu’ils s’en font. Ses opposants vont mettre en avant la réalité crue des faits : une série codifiée de tortures à l’arme blanche infligées à des animaux jusqu’à ce qu’ils succombent devant un public qui s’en réjouit.
Il est peu probable que les uns parviennent à convaincre les autres, tant il s’agit de positions irréconciliables. Au-delà du débat d’opinion, il existe pourtant une définition de la corrida qui s’impose à tous sans exception. La corrida présente en effet la particularité de figurer dans le Code pénal, qui décrit de façon exhaustive les infractions et leur répression. Les articles de loi couvrent trois types d’infractions : les contraventions (qui relèvent d’une indiscipline à l’égard des règles de vie en société), les délits (transgressions de normes sociales) et les crimes (violences extrêmes).
Les délits les plus courants sont le vol, l’escroquerie, le chantage, les discriminations, le port d’arme non autorisé, les agressions sexuelles, les comportements violents à l’égard d’êtres humains et les sévices graves et actes de cruauté envers des animaux. C’est dans ce dernier cas qu’apparaît en toutes lettres la corrida sous son nom francisé de course de taureaux (article 521-1, livre 5 « Des crimes et délits »). Du point de vue de la loi, la corrida est donc un délit qui consiste à infliger des sévices graves et actes de cruauté envers des animaux. Ce qui fait des toreros des délinquants.
La corrida, un délit selon le Code pénal
Il se pratique un peu plus d’une centaine de corridas par an dans notre pays, non pas clandestinement s’agissant d’un délit, mais ouvertement en toute impunité et, de surcroît, sous protection policière dûment mise en place par les préfets des départements concernés. Pire, ceux qui s’opposent à la pratique de ce délit sont souvent victimes de brutalités venant des aficionados, voire même des forces de l’ordre. Cela est rendu possible par l’alinéa 7 de l’article de loi cité plus haut, qui crée au bénéfice de la corrida une immunité de peine : « Les dispositions du présent article ne sont pas applicables aux courses de taureaux lorsqu’une tradition locale ininterrompue peut être invoquée. »
Remarquons que la notion de « tradition » est à l’appréciation de chaque juge, qu’elle est considérée comme « locale » pour tout département ayant au moins une commune taurine et que si elle est « ininterrompue », c’est parce qu’elle a été pratiquée en toute illégalité pendant un siècle, puisque, lorsque la corrida est arrivée en France il y a cent soixante ans, elle est aussitôt tombée sous le coup d’une loi qui l’interdisait. L’alinéa qui l’a dépénalisée dans une vingtaine de communes du sud de la France ne remonte qu’à 1951 et son extension à onze départements à 2006 par un arrêt en cassation.
Autrement dit, s’il est usuel de torturer à mort des taureaux selon les règles de la corrida dans telle ou telle commune ou ses environs, alors aucune poursuite ne sera engagée contre ceux qui le font. Dans ses conférences, Matthieu Ricard souligne toute l’absurdité de cette exception en deux phrases : « La corrida est interdite partout où elle n’est pas pratiquée. Elle est autorisée partout où on la pratique. »
Immunité n’est pas légalité
Avant d’aller plus loin, il est important de relever le point suivant : ce n’est pas parce qu’un délit est couvert par une immunité qu’il devient légal. Un cas bien connu du grand public est l’immunité parlementaire : si un député commet un délit pendant son mandat, il ne peut être poursuivi que si son immunité est levée. Cela ne l’autorise pas à commettre des délits tant qu’il est député et cela ne rend pas légaux pendant son mandat le trafic d’influence, le détournement de fonds publics ou la corruption. Les délits restent des délits et il est illégal de les commettre. Mais ils ne pourront être poursuivis qu’une fois l’immunité levée.
En ce qui concerne la corrida, aucun dispositif de levée d’immunité n’est prévu par la loi. Un torero peut torturer des taureaux selon les rituels de la corrida aussi souvent et aussi longtemps qu’il le souhaite, à la seule condition qu’il le fasse dans les départements exemptés de poursuites. S’il le fait ailleurs en France, il sera aussitôt poursuivi et condamné.
La légalité n’est pas un brevet d’honorabilité. Une torture, même dépénalisée, reste une torture. Lorsque l’esclavage était légal, il n’en était pas moins ignoble. Et l’excision de fillettes a beau être une tradition locale ininterrompue dans certains lieux, y compris en France, elle est interdite et réprimée partout.
Notons que, dans le cas de la corrida, l’immunité est définie géographiquement, ce qui signifie que les mêmes actes sont punissables sur 90 % du territoire national, mais dépénalisés dans les 10 % restants. Il y a donc une rupture d’égalité des citoyens devant la loi suivant le lieu où ils commettent ce délit.
Qu’en dit le Conseil constitutionnel ?
Une question prioritaire de constitutionnalité (QPC) a été soumise en ce sens au Conseil constitutionnel en 2012 par le CRAC Europe pour la protection de l’enfance et l’Association droits des animaux. Malgré un avis favorable à l’annulation de l’immunité par le Conseil d’État, les « Sages » ont finalement tranché pour sa compatibilité avec la Constitution et donc son maintien.
Cela n’a pas fait de la corrida une activité à la légalité confirmée, contrairement à ce qu’on a pu entendre ou lire depuis, parfois par abus de langage, mais le plus souvent pour habiller de respectabilité des goûts pervers de souffrance animale donnée en spectacle : dans le rendu de son jugement, le Conseil a explicitement confirmé que la corrida restait définie par l’article 521-1 comme un délit. Il a simplement statué sur le fait que l’immunité couvrant la zone tauromachique était compatible avec la Constitution.
Abroger l’immunité, c’est abolir la corrida
La corrida est un délit, c’est le Code pénal qui le dit. Cette définition s’impose à ses thuriféraires autant qu’elle conforte l’opinion de ses opposants, et ce, indépendamment de tout point de vue éthique ou partisan, mais purement juridique. Quiconque commet ce délit encourt jusqu’à 30 000 euros d’amende et deux d’emprisonnement.
Cependant, les toreros et leurs complices échapperont à toute poursuite tant que l’alinéa 7 qui les protège sera en vigueur. Trois députés — Laurence Abeille (EELV), Geneviève Gaillard (PS) et Damien Meslot (UMP) – ont déposé fin 2013 des propositions de projet de loi (PPL) identiques, demandant l’abrogation de cet alinéa. Aucune PPL n’a encore été soumise au débat dans l’hémicycle. Il faut savoir que l’ordre du jour est défini principalement par le gouvernement (dont le Premier ministre est un aficionado convaincu, qui a fait savoir publiquement qu’il mettrait tout en œuvre pour empêcher la disparition des corridas). Les groupes parlementaires peuvent imposer la mise à l’ordre du jour d’un certain nombre de PPL, mais ce nombre qui dépend de la taille du groupe est très limité, et jusqu’à présent les présidents de groupe ont toujours favorisé d’autres sujets que celui de la corrida.
Le CRAC Europe forme des chargés de mission pour aller à la rencontre des 577 députés afin de rassembler le plus grand nombre de signatures possible à l’une ou l’autre de ces PPL. Environ une quarantaine de députés sont procorrida alors qu’une centaine se sont pour le moment déclarés abolitionnistes. L’objectif est d’avoir au moins 289 signatures — la majorité absolue —, ce qui rendrait difficilement évitable que le sujet vienne enfin à l’ordre du jour et que, la majorité s’exprimant, ce délit soit enfin puni partout sur notre territoire. L’abolition est à portée de main.
Roger Lahana, à l’époque vice-président du CRAC Europe, est aujourd’hui président fondateur de No Corrida
• Auteur du livre Corrida la honte, les dessous de la tauromachie, éditions du Puits de Roulle. Préfaces de Jean-Pierre Garrigues, président du CRAC Europe, et Gérard Charollois, président de la CVN, Convention Vie et Nature pour une écologie radicale.
• Photos Roger Lahana