Éthique et corrida / par Isabelle Nail, écrivaine
Arènes de Dax, ville de l’auteure
Je m’étonne encore, mais le devrais-je, d’entendre des arguments frileux dans la bouche de personnes qui ne vont pas à la corrida, sans vraiment la désavouer. Le sens de l’éthique ne paraît pas les avoir effleurées. Sans doute un mécanisme interne a-t-il bloqué des facultés à s’émouvoir pour la bête, à réfléchir à ce que fait l’homme avec ses piques et ses tranchants au prétexte d’un amusement, mieux, d’un art et d’une tradition.
Si souvent entendues chez les gentils habitants de ma ville taurine les phrases du style : « Moi, je n’aime pas la corrida, mais, bon, ceux qui n’aiment pas ne sont pas obligés d’y aller, chacun est libre… », ou bien : « Qu’on l’interdise aux enfants, oui, c’est normal, mais les adultes font ce qu’ils veulent… », ou : « C’est aux parents de décider d’emmener ou pas leurs enfants… » Et, plus fallacieux : « Ici, il vaut mieux éviter de parler de la corrida… »
Ils sont nombreux à ne pas s’interroger sur la réalité de ce qui est nommé spectacle à l’intérieur de monuments romains antiques ou de leur copie moderne. L’enceinte des plus anciennes arènes résonne encore de la souffrance des gladiateurs et de celle de tous les condamnés à une mort atroce, dévorés par les fauves ou écrasés par un taureau furieux sans possibilité de se défendre. Le sang versé imprègne ces lieux de distraction des temps barbares où la vie humaine et animale ne comptait pas, où la cruauté saisissait les hommes comme une maladie contagieuse. Il était dans les mœurs de tromper l’ennui en regardant combattre et mourir, d’applaudir le héros brave et la belle mort du vaincu. Sénèque s’en est ému jusqu’à exprimer son dégoût dans une lettre à Lucilius (cité dans mon livre Ni art ni culture) !
Aujourd’hui, au XXIe siècle, nous assistons à la même hystérie collective, au désir de mort porté par la foule des spectateurs, à la satisfaction devant le sang bien versé et l’habit souillé du héros brandissant ses trophées. À côté des débordements hérités des croyances et modèles familiaux et des us et coutumes de certains groupes humains, le laxisme des autres évoque la soumission à l’autorité, l’interdiction de ressentir et d’exprimer des émotions, l’impossibilité d’être soi, l’imitation d’un modèle intrafamilial de non-respect de l’animal ou de l’indifférence à son égard, comportement appris dans l’enfance en l’absence de modèle contraire, comme je l’ai déjà expliqué. D’autre part, la maltraitance subie dans l’enfance donne (en l’absence d’un témoin secourable) des comportements barbares de vengeance envers l’animal ou envers les humains et souvent commence par l’un pour finir par l’autre. L’attitude qui consiste à ne pas prendre position contre les sévices infligés aux taureaux et le sacrifice de nombreux chevaux au nom d’une pseudo-tolérance relève de l’inconscience totale, du manque d’empathie, de l’incapacité à penser ou de la difficulté à s’affirmer, le tout résultant du vécu au sein de la famille enracinée dans son histoire.
La soumission à l’autorité d’un maire et de son équipe qui interdit par arrêté toute expression de l’indignation naturelle devant la barbarie prend racine dans l’éducation à type de pédagogie noire (terme de la psychanalyste, philosophe et sociologue Alice Miller) au nom de laquelle, pour le bien de l’enfant, l’expression de soi lui est interdite et la soumission exigée, explicitement ou de façon dissimulée. Cette attitude se retrouve chez certains élus, particulièrement chez ceux qui préconisent, en nos villes taurines, de ne pas parler de la corrida (par crainte de la réaction de la figure d’autorité et en fidélité inconsciente à un pouvoir bien plus ancien). Elle se retrouve également chez ceux qui ne s’expriment pas sur le sujet et votent les subventions (allant à l’encontre de leur personnalité profonde encore tapie dans l’ombre) pour ne pas déplaire, faisant semblant de croire, avec le chef, que tout est pour le mieux dans le meilleur des mondes.
Le parler franc, l’attitude claire et saine, éthique, la conscience morale de ce qui se fait et de ce qui ne se fait pas (Jung) imposent de s’indigner et de s’opposer à toute forme de traitement cruel envers l’animal, particulièrement dans nos régions du Sud, où la barbarie se donne en spectacle et se prétend un art et une tradition à transmettre aux enfants. Les écoles taurines bouclent la boucle de l’infamie en pratiquant la pédagogie noire, qui consiste à enseigner aux enfants (en les mettant en danger) comment torturer et mettre à mort de jeunes animaux. Décidément, non, nous ne pouvons pas nous taire et nous contenter d’admettre qu’on puisse aimer ou pas la corrida.
Isabelle Nail, analyste jungienne, est l’auteure de Ni art ni culture
Photos Jean-Lou Arrouy