Agathe, la Grande

Agathe, la Grande

Après la mort de Candy la Côcke, j’ai pleuré pendant six jours et six nuits. Le septième jour, Dieu m’est apparu. Non, je débloque, c’est le chagrin. Ce jour-là, je devais aller apporter de la nourriture dans un refuge — plus mouroir que refuge, d’ailleurs. Une amie venait me chercher. J’avais promis. J’ai rassemblé les provisions et un bon paquet de mouchoirs.
On est parties.
Quarante chiens en liberté — une hérésie —, affamés, nous déboulent dessus, ce qui me met à la fois en colère et me terrifie.
On distribue les croquettes. On s’occupe des chats. Aujourd’hui, au moins, tout le monde aura mangé.
— Au fait, ma cocker est morte, Marie-Rose…
— Ma pôvre ! Prenez Agathe ! Elle a… six-sept ans. Elle a été tellement malheureuse ! Toute sa vie ! C’est ma chienne, mais j’ai confiance en vous. Oh, je ne la donnerais à personne d’autre !
— Je ne sais pas, je ne suis pas venue pour ça, et puis, elle est vraiment grande, je n’ai jamais eu de grands chiens… Le petit whippet noir, là-bas, il est tout mordu… Elle est gentille avec les chats ?
— C’est une Manchester terrier. Pure race. Très rare !
— Euh… mais avec les chats ? Dites donc, elle est drôlement maigre… Elle a deux « cornes » sur l’arrière-train…
— Oh, elle est si gentille, ma Gagathe !
« Manchester terrier »… C’était une croisée beauceron. Pure bâtarde. Très rare. Noir et feu. Et grande. Sur le carnet de santé, elle avait onze ans. Et d’énormes tumeurs sur les deux côtés de la chaîne mammaire.
— Mais c’est pas grave ! Regardez, ça ne « tient » pas. De toute façon, vous la prenez, hein, Luce ? Vous êtes si gentille ! (Mielleuse, la voix.) Je vais à Paris dans deux jours. Si ça ne va pas, je la ramène. Allez, viens, ma fille, monte…
On a rempli les papiers.
Plus tard, je me suis dit que, ce jour-là, c’était probablement la seule bonne action qu’elle avait faite de sa vie. Me coller d’autorité Agathe dans la voiture.

Nota bene : ce type de « refuge » n’est heureusement pas le reflet de la conception de la protection animale en France.


S893-Puce-Agathe3-charlie-hebdo_01[1]Mes chats ! « T’es verte, jaune et blanche », dit Christelle en démarrant. On laisse derrière nous une meute de quarante chiens momentanément repus et, aussi, premier rôle de ce refuge, le camion, sorte de « dogs-sitter » où certains malheureux, attachés, sans à manger ni à boire, pour ne pas salir, sont «punis».
Agathe, hébétée, ne comprenant rien à ce qui lui arrive après toutes ces années de misère, vomit déjà sur la banquette arrière, qu’elle occupe tout entière.
— C’est pas malin de l’avoir fait manger juste avant de partir. Elle est gentille, cette chienne, tu trouves pas, Chris ?, je dis pour me remonter le moral. N’empêche, si elle fait mine de vouloir me boulotter un chat, on la ramène illico, t’es d’accord ?
— Promis, t’inquiète pas… Mais après, je ne retournerai plus là-bas. C’est trop dur.
Plus jamais ça, comme on dit. Plus jamais je n’amènerai chez moi un chien sans savoir s’il ne va pas se jeter sur mes chats. Je m’en veux, il faut être folle, c’est trop de risques. L’arrivée d’un nouvel animal ne doit pas compromettre l’équilibre des autres.
On arrive. Petit tour avant de monter, histoire de peaufiner le scénario du film d’horreur que, selon mon optimisme naturel, j’ai ébauché durant le trajet.
Déjà, ça commence mal. Agathe ne sait pas marcher en laisse. Elle avance en zigzag, tirant un coup à droite, un autre à gauche. Je trébuche et manque tomber à chaque pas.
Comment je vais faire ? Ne vaudrait-il pas mieux que je refuse dès maintenant d’être responsable de cette trop grande ?


JS893-Puce-Agathe2-charlie-hebdo_01[1]’ouvre la porte. Chouette, une nouvelle copine ! Mes chats adorent les chiens. C’est gros, chaud et confortable. Enchantés, ils approchent sans crainte, la reniflent. Eux sentent immédiatement qu’il n’y a aucun danger. Ils savent que, très vite, ils vont la harceler, lui grimper dessus. Ils iront même jusqu’à se coucher sur sa tête, sans susciter de sa part autre chose qu’un rare et bref « waouf ! » inutile — lâchez-moi, les petits, là, vraiment, vous poussez, laissez-moi un peu d’oxygène.
Agathe, indifférente aux avances des matous, a compris qu’elle avait enfin gagné sa part de paradis. Elle se précipite. Direct le canapé. S’y affale. La paix. Le bout de la route.

Deux jours plus tard, comme prévu, Marie-Rose débarque. Agathe, qui ne quitte pas son canapé (de toute façon, elle n’a pas le choix, avec tous les matous scotchés sur elle…), sauf quand je la sors, se lève et vient se coller tout contre ma jambe.
— Elle n’a jamais été démonstrative, ma Gagathe, bougonne Marie-Rose en la regardant de travers.
— C’est vrai, elle ne remue pas vraiment la queue en vous voyant…, je dis ironiquement.
— Bon, allez, je la ramène, venez, on va la mettre dans le camion.
LE CAMION ! Horreur !
Mon Agathe !
— Non, elle reste. Je la garde. Ça vous fera moins de travail, ma pauvre Marie-Rose, vous en avez tellement…
Ah, flatterie, que de miracles ne peux-tu faire !
Agathe pèse 16 kilos. « Pourquoi vous me ramenez toujours des vieux machins malades ? » Le véto renonce à me comprendre, et se met au boulot. Première chaîne mammaire : 2 500 balles1. Seconde chaîne mammaire, deux mois plus tard : 2 500 balles. Stérilisation, encore deux mois plus tard : 2 500 balles. Les vétos ne sont pas des tendres. Heureusement que j’aime les pâtes.


Agathe a pris 10 kilos. Elle en pèse maintenant 26, ce qui semble être le poids normal d’une croisée beauceron. Son poil noir et feu brille tellement qu’on me soupçonne de la passer au cirage… Une grande chienne comme ça, il faut que ça coure ! Je l’emmène régulièrement au Champ-de-Mars. Elle s’y morfond : pas le moindre canapé à l’horizon. De l’herbe, rien que de l’herbe… Elle me regarde. Dis, rentrer maison ? Aller journal? Voiture?
Ah, voiture !
Paris, Rome, Londres, Madrid… Un des maquettistes de l’époque s’amuse à la déguiser. Agathe se balade flanquée de dessins de « valises » scotchés sur son dos, avec des poignées fictives, ou bien déguisée en « SuperAgathe », revêtue d’une longue cape rouge et noir, sur laquelle elle prend bien soin de ne pas marcher.
Un an et demi de bonheur.
Un mercredi matin, sans même tomber, tout doucement, après avoir tourné sur elle-même et vomi de la mousse et du sang, Agathe se couche. Et meurt.

Adoptée le 17 mai 1994, Agathe la Grande a rejoint, le 31 janvier 1996, Candy la Côcke au pays de nulle part.

Luce Lapin
Écrit l’été 2003

1. C’était au bon vieux temps des francs…