250 000 taulards en pleine liberté Par Fabrice Nicolino
C’est la mode. Après la « ferme des 1 000 vaches », le camp d’internement des 250 000 poules, à seulement 40 km. L’industriel qui lance la grande opération a le soutien empressé de Ségolène Royal, Stéphane Le Foll et Jean-Pierre Jouyet. Dégueulis recommandé.
Hum. Il n’y a pas vraiment de mots pour cette nouveauté. Une usine, une construction (in) humaine où s’entasseraient 250 000 poulets, en attendant 1 million, 10 millions, 1 milliard. Nul ne se souvient de ces mots du grand Isaac Bashevis Singer dans Un jeune homme à la recherche de l’amour, son autobiographie : « Les vrais martyrs innocents, sur cette Terre, ce sont les animaux, particulièrement les herbivores. »
Et c’est bien pourquoi tout recommence, éternellement en pire. La Somme semble devenue le rendez-vous des grands aventuriers de la concentration animale. À Drucat, près d’Abbeville, un industriel du BTP, Michel Ramery, a ouvert ces dernières semaines la fameuse « ferme des 1 000 vaches ». Ardemment soutenu par les socialos de la région, le monsieur milliardaire est passé sur le ventre des opposants locaux de Novissen (novissen. com) et de la Confédération paysanne1. Et voilà qu’apparaît en pleine lumière un autre capitaine d’industrie.
Pour mieux comprendre le mouvement, il faut se rendre — à contrecœur — à Doulens, petite ville de la Somme de moins de 7 000 habitants. Nous sommes le 7 janvier 2014, et le maire de droite, Christian Vlaeminck, présente ses vœux à ses électeurs. C’est très chiant, comme on se doute. Vlaeminck : « La mise en valeur de notre patrimoine, après l’église Notre-Dame, est un de nos projets futurs et j’y tiens. » Ou encore l’annonce de « l’installation de la vidéoprotection à d’autres endroits de la ville, comme le complexe sportif et culturel ou le cimetière ».
C’est dans ce contexte puissamment français qu’il faut apprécier la proposition faite par le gérant d’Œufs Nord Europe, un certain Pascal Lemaire. Par un nouveau et splendide flash-back, nous voici cette fois en mai 2013 (Le Courrier picard du 1er juin 2013). Envapant le maire de Doulens, Vlaeminck — pas trop dur —, Lemaire lui vend l’idée d’un élevage de poules d’environ 300 000 bêtes, à raison de 9 par mètre carré. Vlaeminck, les yeux ruisselant d’émotion : « On n’est pas habitué, dans le Doullennais, à un dossier de cette taille, mais il devient notre priorité économique ! » Pardi, l’énormité de trente emplois promis est en jeu. On ne plaisante pas avec la croissance revenue. Le responsable du dossier chez Lemaire, Sylvain Dumortier, précise qu’il s’agit de « créer un élevage de poules au sol, dit de code 2. C’est-à-dire que les animaux, qui ne sortent pas, ne sont pas en cage, mais dans une volière dans laquelle ils évoluent en totale liberté. […] Il y en aura exactement 319 500 réparties dans trois bâtiments de 6 000 m² ».
Ne rions pas trop vite : l’idée de poulets en prison, mais gambadant pourtant en pleine liberté, est au centre même de l’opération. Interrogé par le JDD il y a quelques jours2, Lemaire n’y va pas avec le dos de la cravache : « Le quotidien des poules, c’est de se lever tranquillement le matin, à la lumière artificielle, malheureusement. Mais il y aura quand même de la lumière naturelle, je tiens à le préciser. Dans ce type d’élevage, il y a un pourcentage de lumière naturelle. »
Où en est-on en cet automne 2014 ? Très près du début des travaux. La préfecture attend encore quelques papiers pour donner une autorisation qui ne fait aucun doute, bien que les trente emplois de mai 2013 soient devenus entre-temps six. Six sous-prolos pour garder 250 000 taulards. Question idiote : pourquoi le ministre de l’Agriculture, Le Foll, laisse-t-il faire ? Ne prêche-t-il pas à chaque occasion en faveur de l’agro-écologie et de l’agriculture paysanne ? Banane ! C’est juste pour rire. Dans la réalité, le projet des 250 000 poulets est soutenu financièrement par la Banque publique d’investissement (BPI), ce machin créé en 2012 par un homme injustement oublié, Jean-Marc Ayrault.
Destinée à financer les PME dans les régions, la BPI a eu comme premier président Jean-Pierre Jouyet, aujourd’hui secrétaire général de l’Élysée, et comme vice-présidente Ségolène Royal, désormais en charge de l’Écologie. Eh bien, la BPI a banqué, comme il se doit. Le montage financier de la « ferme des 250 000 poulets » contient une aide de 7 millions d’euros, partagés entre la BPI et trois fonds de pension régionaux. Lemaire est donc une créature publique, soutenu au plus haut niveau politique.
Le plus drôle n’est pas encore là. Non. Lemaire est aussi un acteur de premier plan, dans le département du moins, des poulets bio. Allié depuis 2009 à des marchands et à des producteurs de céréales bio dans le cadre de Cap Bio Nord, il se présentait alors comme le leader de la production « alternative » d’œufs dans le Nord-Pas-de-Calais-Picardie. Mais les temps changent si vite. En ce mois d’octobre 2014, le propos de Lemaire est tout différent : « On ne peut pas mettre toutes les poules en plein air. C’est la solution pour sortir de la crise et manger français le moins cher possible. »
Moins cher. Le vrai mantra de notre époque déconnante. En 1960, selon les chiffres INSEE, on consacrait 38 % de notre fric à l’alimentation. Et 25 % en 2007. Et probablement 20 % aujourd’hui. De la merde, plein pot, mais si bon marché.
Milliardaire, Indien, accapareur
Malheureux qui ne connaissez pas encore le collectif GRAIN (grain.org/fr), il n’est que temps de s’y mettre. GRAIN, né dans les années quatre-vingt du siècle passé, rassemble — entre autres — des informations capitales sur les mouvements sociaux paysans, l’affaissement de la diversité génétique et les stratégies des transnationales de l’agriculture. Où l’on voit que les 1 000 vaches ou les 250 000 poulets ne sont que la partie émergée d’un iceberg planétaire.
Dans un document impeccable, tout récent, l’association révèle le rôle du milliardaire indien Chinnakannan Sivasankaran. Sur le papier, Silva Group est un géant de l’informatique mondiale, mais c’est aussi l’un des plus grands propriétaires agricoles du monde, avec au moins un million d’hectares achetés sur le continent américain, en Asie, en Afrique. Pour des gens comme Sivasankaran, habitué de la fraude fiscale et des paradis fiscaux, l’avenir est là, dans la possession de terres. Car il est convaincu de l’existence d’un cycle économique durable, et profitable. La croissance démographique et la « croissance » économique — au Sud surtout — seraient la garantie de prix alimentaires toujours plus hauts. L’industrie s’empare sous nos yeux de ce qui restait de nos illusions.
Fabrice Nicolino
1. Un vaste rassemblement avec débat et marché paysan contre « l’industrialisation de l’agriculture » est prévu à Amiens le 28 octobre : confederationpaysanne. fr/gen_article. php ? id. = 2 872
2. La vidéo est sublime : lejdd. fr/Economie/Videos/Apres-les-1-000-vaches-la-ferme-des-250-000-poules-692534