Au secours des Princes charmants : « On roule sur les crapauds, et on marche sur la tête »
Marc Giraud, chroniqueur de radio et télé, défenseur actif de la cause animale, est vice-président de l’ASPAS, Association pour la protection des animaux sauvages. Il nous explique pourquoi, chaque année, entre février et mars, ces amphibiens sont en grand danger. Entretien didactique avec notre naturaliste de terrain, sur des animaux méconnus et, partant, mal-aimés.
Que se passe-t-il entre le mois de février et le mois de mars pour les crapauds, quels dangers les guettent-ils ?
Contrairement à ce qu’on croit souvent, les crapauds ne sont pas des animaux aquatiques. Ils vivent en forêt, dans les jardins, et sont actifs la nuit. Lorsque les températures baissent en automne, ils hibernent à l’abri, sous des pierres ou des souches. Ce sont les pluies tièdes de printemps qui les réveillent. Et là, ils n’ont qu’une idée en tête : se reproduire. Ils ne se nourrissent pas et se dirigent droit vers un point d’eau, en général la mare de leur enfance (certains innovent en se reproduisant ailleurs, c’est la raison pour laquelle une mare nouvellement créée peut accueillir des pionniers, qui fonderont de nouvelles populations). Ce sont de vrais obsédés ! Les mâles accrochent tout ce qui bouge, y compris les bottes du naturaliste. On en a même vu agrippés au museau d’une carpe… S’ils tombent sur une femelle (heureusement ça arrive), ils se ventousent à elle par réflexe. Il leur est alors impossible de se séparer, même s’ils le voulaient.
Que risquent-ils principalement ?
Si, par un mauvais hasard, une route traverse la voie de migration nuptiale des crapauds, ceux-ci se font écraser par dizaines, par centaines, par milliers. Un passage de 4 à 12 voitures par heure seulement détruit entre 10 % et 18 % des amphibiens en vadrouille ! Comme l’hécatombe a lieu juste avant la reproduction, ça compromet lourdement l’avenir de leurs populations.
Mais le pire, pour moi, c’est la souffrance de ces bêtes. Certains se retrouvent les membres aplatis, incapables de bouger plus, les tripes sortant de la bouche mais toujours vivants. Parfois ce sont des couples accrochés et mutilés, scotchés sur le macadam. La fixité de leurs traits rend leur souffrance inexpressive, invisible, pathétique. Comme ces acteurs qui sont d’autant plus émouvants qu’ils ont un jeu retenu. Cela me touche énormément, et je désespère chaque printemps de voir ces massacres répétés. C’est une catastrophe nationale, gigantesque, insoupçonnée, et en dehors de quelques initiatives locales rien n’est fait au niveau de l’administration et de ce ministère de l’Écologie qui ne mérite plus son nom. Le crapaud commun (Bufo bufo) et son proche parent, le crapaud épineux (Bufo spinosus), sont des espèces protégées par la loi. Pourtant les automobilistes qui les écrasent n’ont rien à craindre, ni l’administration, qui laisse la situation se dégrader. En revanche, les bénévoles qui ramassent les animaux sont censés avoir sur eux une autorisation pour déplacement d’espèce protégée ! On roule sur les crapauds, et on marche sur la tête.
Les dérèglements climatiques n’arrangent pas les choses. Autrefois, les crapauds sortaient en masse à la mi-mars. Cette année j’en ai vu même en novembre et en décembre ! En revanche, le froid hivernal s’est pointé tardivement. Les baisses de température font que des crapauds sortis d’hibernation repartent dans l’autre sens, ils semblent complètement désorientés.
Que peut-on faire pour eux ?
D’abord, les aider à traverser la route, à la main, comme on peut, le soir, avec une torche et un gilet fluo. Le mucus des crapauds n’est pas dangereux, mais il faut éviter de se frotter le visage et les yeux après les avoir manipulés, et se laver les mains. Il faut aussi s’humidifier les mains pour ne pas abîmer leur peau fragile. De plus, des amphibiens du monde entier sont atteints par un champignon parasitaire mortel, le Bd (Batrachochytrium dendrobatidis), il ne faut pas déplacer des animaux en dehors de leur territoire, cela risquerait de disperser le parasite.
Autour de mon village, je ramasse les crapauds avec un réseau de bénévoles, nous communiquons beaucoup par Internet pour savoir les disponibilités des uns et des autres. Mais depuis des années nous n’avons reçu aucune aide sérieuse du conseil général du 28, ni même de l’association de protection de la nature locale ! Nous ne pouvons compter que sur nous-mêmes, c’est lamentable.
Avec l’ASPAS, nous avons donc fait fabriquer des panneaux routiers, nous avons édité une brochure de conseils, téléchargeable gratuitement sur notre site (chercher « campagnes », puis « protection, » puis « amphibiens », puis « protégeons nos amphibiens »).
Outre le ramassage, il existe d’autres techniques de protection. Le crapaudrome, ce sont des bâches tendues en bord de route qui empêchent les crapauds de traverser. Les animaux tombent dans des seaux, il faut donc faire la tournée des seaux au minimum tous les matins. L’idéal est le « crapauduc », ou passage de petite faune, creusé sous la route. Mais comme ça coûte une fortune, c’est difficile à obtenir. Des départements comme l’Isère ou les Deux-Sèvres prennent ça bien en main. Mais ils sont peu nombreux. Les crapauds, tout le monde s’en fout, ou presque…
Des actions plus médiatiques ?
Avec les bénévoles, je pose des affiches chez les commerçants et je médiatise nos opérations. Du coup, les gens qui nous prenaient pour des farfelus nous regardent d’un autre œil, parce que c’est devenu officiel, c’est passé « dans le journal »… Il est donc important de communiquer, parce la plupart des automobilistes ne savent pas et ne voient pas.
Pour convaincre le public de l’intérêt de défendre les crapauds, il faut parfois aligner des arguments. Sachez que ce sont des animaux très utiles dans les jardins, puisqu’ils se nourrissent de limaces dévoreuses de salade. Ils adorent aussi les fourmis. En trois mois, un seul crapaud peut éliminer jusqu’à 10 000 invertébrés. Autrefois, on en mettait dans les caves pour qu’ils jouent les insecticides naturels. Et quand bien même ils ne seraient pas « utiles », ce sont des êtres vivants, qui méritent de… vivre.
Conclusion…
Si l’on peut leur éviter d’atroces souffrances en roulant moins vite les soirs de printemps, en prenant le temps de s’arrêter pour eux, on a aussi le sentiment satisfaisant d’avoir fait quelque chose de bien. Et ça, ça motive.
Propos recueillis par Luce Lapin
Photos Marc Giraud