La cruauté glorifiée dans « Sud-Ouest »

La cruauté glorifiée dans « Sud-Ouest »

Nous y sommes en plein, dans la temporada 2014, et notre bon vieux journal Sud-Ouest du dimanche 13 juillet 2014 ne manque pas de nous le rappeler semaine après semaine, comme si toute la population du sud-ouest de la France s’enflammait pour la corrida. Les protestations des abolitionnistes, comme les livres parus cette saison pour dénoncer l’indignité d’une tradition espagnole, sont, bien entendu, passées sous silence.

Dans son langage très tauromachique, s’adressant principalement aux spécialistes du meurtre barbare organisé en spectacle, Zocato, « envoyé spécial » à Pampelune, commence par nous décrire les prouesses du borgne qui « sort en triomphe » avec « une oreille et une oreille », après avoir affronté des taureaux « en montagnes russes et de cornes imposantes », mais manquant de « moteur », « compensé par la noblesse ». Le borgne, appelé « le boucanier », s’est jeté sur les rotules pour « bombarder, façon Pearl Harbour, une paire de banderilles… ». Devant l’idole, c’est la folie sur les gradins, les mouchoirs sont agités. Zocato lui-même semble pris dans le délire et poursuit sa narration, décrivant le matador : « Padilla se défonce de bâbord à tribord. Il manque tomber à l’eau, repart à l’abordage, allume les mèches des canons, harangue ses troupes du soleil et persuade celles des tendidos de l’ombre qu’il faut se battre pour lui, qu’il va les rendre heureux et riches, au premier comme au second degré. » Olé ! Nous voilà à l’abordage dans les mers du Sud ! Il fallait oser la comparaison !

Puis le journaliste nous décrit le triomphe de Pepe Moral (la relève) sur ses deux taureaux dont l’un est décrit « manso de gala et collé contre la palissade… ». Le matador « l’estoqua sans sourciller, méritant l’oreille de platine de cette corrida ». Je passe sur le torero de Malaga en habit laitue aux dessins de marguerites… « Près de 20 000 flibustiers », déclare Zocato pour conclure son article. Il est vrai que les premiers boucaniers, souvent évadés des colonies, étaient à l’origine coureurs de bois sur l’île d’Hispaniola et chassaient les bœufs sauvages…

Sur la même page, notre journal, relais de l’information, présente Le Guide incontournable de la saison 2013 pour tous les aficionados1 ! Ensuite sont évoqués les prochains rendez-vous de Soustons, Plaisance-du-Gers, Saint-Vincent-de-Tyrosse, Bayonne, Orthez, Riscle…

Mais comme nous n’en avons jamais assez de la verve obscure de Zocato, nous nous laissons emporter vers la page suivante, dont le titre, « Enmadeleinez-vous ! », nous appelle aux fêtes de la Madeleine à Mont-de-Marsan, fief de Diane chasseresse Darrieussecq, présidente de l’Union des villes taurines françaises. Là, le flibustier nous révèle qu’il sera demandé à Manzanares « de continuer à nous régaler en rapprochant ses hanches un peu plus des cornes avant d’estoquer… ». Enfin, il nous promet une frénésie d’estocades qui vaut le coup d’aller s’« enmadeleiner » du 16 au 20 juillet !

Notre journal d’information culturelle nous annonce la parution de l’autobiographie d’Alain Bonijol, torero de Camargue, révolutionnaire de la « cuadra de caballos », les chevaux des picadors. « Il a voulu que ces chevaux aussi toréent » et le raconte dans Tercio de vérité.

Ensuite, nous avons droit à une présentation des aventures de l’archevêque de Séville et du torero Fortunato. Très véridique relation… d’Erdosain : « Un recueil tendre et drôle qui rappelle que le sacré et la corrida ont à voir plus souvent qu’on ne saurait le rappeler. »

Puis le journal Sud-Ouest dimanche déclare : « Chapeau bas devant le numéro spécial d’“art press” de l’été consacré à “L’art de la corrida”. Par les temps qui courent, prendre la défense de la tauromachie et assumer avec foi et talent que la corrida est un art n’est pas courant. »

Enfin, j’ai gardé le meilleur pour la fin, à savoir les élucubrations d’André Viard sur les « toros » (les aurochs) de la préhistoire, dans Terres taurines. En attendant de terminer son importante monographie sur les élevages de taureaux (sauvages), l’ancien matador est allé explorer les roches de Siega Verde, dans la province de Salamanque. Il y a découvert « des centaines d’effigies de toros au trapio (fougue) comparables à ceux que nous connaissons, gravés il y a plus de 8 000 ans par des artistes qui venaient de les défier. Un témoignage superbe d’une tauromachie hors d’âge ». Le don d’ubiquité du matador lui permet sans aucun doute d’affirmer que les taureaux gravés dans la roche sont fougueux et que les peintres des cavernes les avaient auparavant défiés ! Les archéologues n’avaient pas encore découvert la tauromachie préhistorique, mais André Viard l’a fait !

Trêve de plaisanterie, l’indigne tradition de la corrida doit être abolie par la loi. La majorité des aficionados, bercée depuis l’enfance dans l’habitude de la cruauté en spectacle, ne parviendra pas à en prendre conscience et poursuivra ses revendications au nom de la tradition.

1. Hors-série réalisé par Sud-Ouest et Zocato.

Isabelle Nail
Analyste jungienne et écrivaine
Auteure de Ni art ni culture