La disparition des animaux / par Marie Darrieussecq, écrivaine

Les animaux existent. Il faut imaginer un monde où – en 2053, par exemple – il ne resterait plus que des animaux domestiques, ceux utiles à l’homme, nourriture, confort ou agrément. Fin XXe siècle déjà le poulet était l’oiseau le plus répandu. Côté mammifères, le rat abonde encore, mais les progrès de la stérilisation chimique devraient y mettre bon ordre. Le marché de l’ivoire aura raison du dernier éléphant, et il ne restera, hors zoos, plus aucune trace d’activité de tigre sur la planète. 

Que deviendra l’humain, sans les animaux ? Les tout premiers dessins des hommes, sur les parois des cavernes, ce sont des animaux. Ni des plantes, ni d’autres humains, ni, je ne sais pas, la Lune ou des rochers. Non, ce sont les autres vivants dotés d’un regard. Nous ne sommes pas seuls à regarder le monde. Et nous sommes regardés. Le premier chien venu, le premier chat : qui regarde qui, on ne sait pas. Il y a dans ces yeux animaux une attente qui n’est pas un besoin, un désir qui n’est pas de la faim, une présence, presque un sujet, du vivant individué… Comment dire ? La langue humaine trouve une limite face aux animaux. Ils sont ceux qui nous ressemblent mais ne parlent pas, et cette proximité nous fascine et nous inquiète. Dans le règne du vivant, ils sont notre seule altérité. Et il n’y a pas loin à penser que ces autres-là, il faut les supprimer.

On peut rencontrer un animal. Il me semble aussi qu’on peut rencontrer un arbre, mais enfin l’échange reste limité — de sa part à lui, de l’arbre. Les plantes n’ont ni yeux ni organe vocal et ne se déplacent pas. La rencontre avec un animal a quelque chose de réciproque. Dans la forêt vierge australienne, j’ai rencontré une femelle kangourou. Par bonds déterminés, elle agitait les fougères sans aucune discrétion – de mon point de vue. Elle était chez elle. Le face à face eut lieu debout, à hauteur égale, l’échange de regard pupille dans pupille, de surprise à surprise, un temps d’arrêt réciproque. Plusieurs secondes à se dévisager, à se démuseler : une rencontre. Je me souviens d’elle, mais quelle est la durée de la mémoire d’un kangourou ? Et – oui – qu’a-t-elle pensé ?

Jean-Christophe Bailly dit des animaux que ce n’est pas l’affect qui devrait primer dans notre relation à eux, mais la surprise. La surprise qu’ils existent. Il parle aussi du « plaisir qui vient du fait qu’ils existent ». Quand on abandonne sentimentalité et anthropomorphisme, cette « symbiose gâteuse » dont parle Élisabeth de Fontenay, l’effort pour se mettre de leur côté est gigantesque. Kafka les a pensés. Knut Hamsun aussi : « Non, parlez-moi des animaux qui ne savent pas qu’on les observe, les êtres farouches qui vaquent dans leur tanière ou restent couchés, avec leurs yeux verts indolents, lèchent leurs pattes et pensent. Hein ? » Deleuze aussi : son devenir-animal, sa façon de prendre les tiques au sérieux. Et Primo Levi ne cessait de revenir à eux : « “Les autres” existent, et parmi eux les animaux, nos compagnons de route. » Ce n’est pas une consolation que cherche Lévi chez les animaux dans son Contre la douleur, mais une sorte de point de butée. Leur existence évoque la possibilité d’une désertion, d’une autre façon d’être au monde. Écureuils, grillons, araignées, vipères ou calmars géants questionnent nos limites et nos façons. L’angoisse, la prison, l’ordre, le classement, Primo Lévi les pense du point de vue humain mais aussi, autant que faire se peut, animal. Et il se demande : peut-on inventer un animal ? Question à notre imaginaire mais aussi aux frontières effectives du réel, de notre Terre, de la biologie. Il est vrai que le glouton arctique (aussi dit carcajou, ou wolvérine, ou gulo gulo), ou même un brave escargot, sont plus inattendus, quand on les regarde, qu’une créature de Star Wars.

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On peut voir sur Youtube des vidéos des derniers tigres de Tasmanie. Mélancolie de ces images, fantômes en cage, vestiges vivants et filmés. Les tigres de Tasmanie ont disparu, abattus jusqu’au dernier en 1936. Avec leur gueule de chien, leur cul de zèbre, leurs oreilles d’ours et leur poche ventrale, ils n’étaient pourtant qu’eux-mêmes, avec leur territoire, leur démarche, leur cri, leur monde. Les thylacines (leur nom savant) manquent aux humains sans que nous le sachions. Qu’avons-nous fait ? Leur disparition annonce la fin du dernier animal. Nous ignorons ce qui restera de nous, quand nous habiterons une planète sans animaux sauvages. Quand ce qui manque manque au point qu’on en ignore le nom, qu’on ne pressent plus même sa forme en creux, il me semble qu’on perd une part de nous-mêmes. On en devient plus compact, moins labile, moins poreux au monde et à ses formes. On en devient plus bête et moins animal.

• Crédit photos Tendua, Association pour la sauvegarde de la biodiversité :  « L’éléphant était un gros mâle solitaire du parc national de Samburu, au Kenya, et le tigre a été photographié dans le parc national de Kahna, au Madhya Pradesh. » 

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